UNE voiture sans escorte attendait Nehru à l’aéroport de Bombay. Elle le conduisit en dehors de la ville, jusqu’à une grande et très belle maison ancienne, presque un palais. Des serviteurs ouvrirent la grille des jardins et la refermèrent derrière lui. Une allée traversait des groupes d’arbres immenses et des massifs fleuris que des jets d’eau tournants arrosaient sans arrêt. L’air sentait la terre humide, la mangue et le santal. L’allée, après avoir tranché en deux un bosquet de rhododendrons pourpres hauts comme des châtaigniers, aboutissait à un petit bâtiment moderne, sans étage, aux murs de briques ocre. Nehru le connaissait bien. Il y était déjà venu avec son père, et deux fois encore depuis la mort de ce dernier, pour s’entretenir avec celui qui travaillait en ces lieux, et dont la sagesse lui était précieuse.

Il descendit de la voiture, qui l’attendit. C’est ainsi que Jeanne Corbet put savoir plus tard, en interrogeant le chauffeur, que Nehru était resté plus de cinq heures à l’intérieur du bâtiment.

Il fut étonné, lorsqu’il arriva à la porte, de ne pas être reçu par son hôte, qui était toujours venu, les fois précédentes, l’accueillir sur le seuil. La porte était ouverte, la pièce de réception et les couloirs vides. Nehru pénétra au cœur du bâtiment par le couloir principal, au plafond duquel tournaient silencieusement les ventilateurs. Les murs étaient de céramique blanche, coupés de baies vitrées à travers lesquelles il voyait, là où d’habitude travaillaient les collaborateurs du savant, des laboratoires totalement déserts.

À mi-longueur du couloir, deux niches se faisaient face dans ses murs, abritant deux statues anciennes en bronze doré, l’une de Vishnu, le Conservateur du Monde, et l’autre de Civa, le Destructeur aux trois yeux. À leurs pieds subsistaient quelques pétales fanés, et les baguettes odorantes étaient consumées. Nehru ôta la rose de sa boutonnière et la déposa aux pieds de Vishnu.

Il parvint enfin au bout du couloir, où se trouvait le laboratoire principal. À travers la vitre il vit deux hommes vêtus et coiffés de blanc penchés vers une petite boîte en verre dans laquelle palpitait un papillon bleu et brun. L’homme qui lui faisait face le vit et le signala à l’autre, qui se retourna vers lui et lui sourit. C’était un vieillard au visage couleur de cuir sombre illuminé par une barbe d’un blanc rayonnant. Au-dessus d’un nez assez fort, ses yeux larges étaient comme un chemin ouvert sur le cœur d’une forêt parfaite. Ils étaient source, fruit, fraîcheur, ombre, lumière et paix.

Nehru joignit les mains devant son visage et s’inclina. Les deux hommes lui rendirent son salut. Nehru voulut les rejoindre dans le laboratoire, mais la porte était fermée à clef. Le plus jeune des deux hommes, qui paraissait soucieux et fatigué, lui fit signe d’entrer dans le laboratoire contigu. Il y trouva, installé entre des tables couvertes d’éprouvettes et d’instruments, un fauteuil tourné vers la cloison vitrée qui séparait les deux pièces. Sur une tablette, à portée de sa main, était posé un poste du téléphone intérieur. De l’autre côté de la cloison, l’homme à la barbe blanche vint s’asseoir en face de lui, sur une chaise du labo. Il décrocha un téléphone et fit signe à Nehru de décrocher le sien. Quand Nehru eut porté le combiné à son oreille, l’homme commença à lui parler en anglais.

Il se nommait Shri Bahanba, et son âge était alors de soixante-dix-sept ans. Il appartenait à une famille de brahmanes riches et sages depuis des siècles. Pendant ses études en Angleterre, au temps de la Domination, il s’était passionné pour la biologie, la zoologie, la botanique, toutes les sciences de la vie sous toutes ses formes. Revenu en Inde, il consacra son temps à des recherches et des expériences sur l’élément de base de la vie, la cellule. Dans le monde entier, des savants connaissaient son nom et ses travaux. Sans être médecin, il avait cependant rendu des services à la médecine, comme Pasteur l’avait fait un siècle plus tôt. Les merveilles et les horreurs qu’il découvrait chaque jour sous son microscope l’avaient confirmé dans ses croyances, et aidé dans son chemin spirituel. Il dit en anglais à Nehru :

— Je te remercie d’être venu. Et je te remercie d’être venu vite. Je ne crois pas qu’on nous écoute, ce téléphone est coupé du standard, mes serviteurs veillent dans les jardins et ne laissent approcher personne, j’ai pris les plus grandes précautions, mais j’en prendrai une encore en abandonnant ce langage que tout le monde comprend…

Et il cessa de parler en anglais pour parler en sanskrit. Même en Inde, ceux qui savent lire la vieille langue sacrée sont rares, et ceux qui savent la parler et l’entendre encore plus. Nehru était de ceux-là. Pour exprimer certaines notions modernes, le vieil homme dut user d’images et de circonlocutions, mais Nehru comprit parfaitement ce que Bahanba avait à lui dire. Quand il ressortit, cinq heures plus tard, il s’arrêta au milieu du couloir entre les deux statues des Dieux, s’inclina, mains jointes, devant l’un puis devant l’autre, reprit la rose maintenant flétrie qu’il avait déposée devant le Conservateur, et la coucha avec déférence devant le Destructeur.

L’homme que le Service secret anglais avait mis aussitôt sur l’affaire connaissait le sanskrit, mais il ne put arriver jusqu’aux laboratoires. Intercepté par les serviteurs, il fut reconduit hors des grilles. La tâche de ceux qui font métier de découvrir les secrets d’autrui n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire d’après certains livres, ou le cinéma. Et, en 1955, les moyens d’écoute étaient aussi éloignés de ce qu’ils sont aujourd’hui que le char à bœufs de la fusée Apollo. Personne n’entendit ce qui fut dit ce jour-là en ce lieu. Les habitants de l’îlot 307 l’apprirent plus tard, et Jeanne Corbet l’apprit d’eux à son tour.

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